Clore cet abécédaire poétique par temps de confinement par la lettre Y, vingt-cinquième lettre de l'alphabet, à la vingt-cinquième heure du vingt-cinquième jour et en prose qui plus est. Y mettre ainsi un point final ou presque (pas de panique, le Z suit). Faut pas se rater. Parlons-en du Y ! Une voyelle pas comme les autres, assurément. Semi-consonne tout aussi bien. Ainsi dite parce qu’elle servait aux Latins à transcrire (et pour sûr, ça a pas dû être une mince affaire), le upsilon grec. Entre deux voyelles, le Y a valeur de voyelle, c’est bien le moins… mais aussi de consonne, dans la prononciation moderne, sauf dans gruyère et mayonnaise. Mais laissons là, ce salmigondis !
Le Y ne se trouve bien qu'au beau mitan des mots et en bonne compagnie. C’est là, qu’il atteste véritablement de sa noble origine, qu’il est à sa juste place, qu'il tient son rang, au cœur de l’idylle, de l’hyménée, du gynécée, de l’hymne, du rythme, de l’étymologie, de l’hypothalamus, de la mythologie. J'en passe et des meilleurs. Du coup, pas des masses, les mots, à l’avoir choisi comme leader, sensibles à son aura, disposés à lui emboîter le pas (si on excepte toutefois l’yttrium, corps simple autrefois de la famille des terres rares dont il est le remarquable symbole... chimique). Dans le petit Robert, sont quarante-huit, au bas mot, à être dûment répertoriés. Pas un de plus. Et encore à bas bruit, sans raffut, même un rien penauds, à pas comptés et en traînant des pieds.
Parmi ces quarante-huitards attardés, pourquoi, diable jeter mon dévolu sur le yack ? Parce qu’il a une bonne tête d’ure et qu'on le voit venir de loin avec ses gros sabots. Yack, ce mot qui claque, drôle d’étendard pour désigner ce ruminant débonnaire au corps massif, à longue toison soyeuse, qui vit au Tibet où il est domestiqué. Ça, c'est la définition qui en est donnée.
L’autre raison, c’est que j’en ai vu un, pour de vrai, là, comme je vous vois. Et y a pas longtemps, fin février c’était. Mais pas au Tibet, dans le Massif Central, c’est moins loin. Faut reconnaître que le climat semble plutôt lui convenir et que ça lui va bien au teint. Un yack, acheté, sans blague, sur le bon coin. Sans quartier de noblesse et sans pedigree. De là à raser les murs. Que nenni ! Ça l’a pas empêché de se reproduire. Enfin pas tout seul. Il a fallu lui trouver une compagne. Désormais, placide, il pait, en paix et en famille, là-bas, un peu après la Tour Serviat et Puy Gilbert dans le hameau des Peytoux au fond de la vallée où coule la Morge. Face au chalet où il crèche, passé maintenant de l’autre côté de l’enclos, Patrick lui flatte l’échine. Gaffe aux sabots et gare aux arpions ! Fait son poids le bougre. Tout ça, pour qu’il prenne la pose, tandis que je lui tire le portrait ; à l’affût d’un nouveau prodige ou du miracle quotidien (s’appelle pas par hasard Gédéon, le mufle !), lui caresse son odorante toison de laine. Serait-elle encore mouillée de rosée ? Je tends vainement à mon tour, la main, sans pouvoir autrement, m’en assurer. Alentour, le pré où broute le troupeau, bêtement anonymes (n’ont pour la plupart pas de noms, les moutons) et grégaires avec ça ! Trône-là, autrement plus insolite, la roulotte bigarrée où Sylvie peint des icônes. En contrebas, la yourte (Tiens ! un autre mot qui aurait pu tout aussi bien faire l’affaire) et l’enclos des chèvres dont une va plus tarder à mettre bas. En fond sonore, la rumeur de la rivière que les écrevisses, selon Marcel (paysan canal historique venu en voisin, boire la gnôle), qu’on y trouvait jadis, en abondance, ont depuis belle lurette, désertée.
J’y repense à cette drôle d’odyssée, si bucolique (y a un siècle maintenant, on dirait), en lisant ces lignes. Sont d’Alain Jouffroy : « J’ai toujours aimé les noms propres, tous les noms propres : tous les noms de famille et les prénoms, tous les noms de lieux, des villes et des villages, des rivières et des lacs, des plaines et des montagnes, les noms des déesses et des dieux de toutes les mythologies. Ils m’ont toujours servi de guides, infaillibles dans le temps et dans l’espace. Par contre, toujours senti, par rapport aux noms propres, que les noms communs étaient incertains, suspects et mêmes sales ». Et hardi, petit ! Le voilà-t-il pas pris d’une singulière lubie, entreprenant aussi sec, en sortant de la salle de bain, de les laver, de les récurer pour leur rendre leur lustre perdu. Histoire aussi de leur passer leurs airs de faux-semblants.
Fort à propos, me direz-vous, et toujours à propos du yack, je me souviens que l’alchimiste, Frédéric Sauser alias Blaise Cendrars, natif de La Chaux-de-Fonds, opéra la transmutation réussie de ce nom commun en nom propre, en publiant, en 1927, Dan Yack Le plan de l’aiguille, retrouvé non sans mal, au fin fond de ma bibliothèque, habituellement si bien rangée. Il récidivera en 1929 avec Les confessions de Dan Yack que je ne me souviens pas d’avoir jamais lu, en revanche. Dan Yack, ce fêtard célèbre que tout Saint-Pétersbourg envie, en 1904, qui s’installe, l’année suivante sur l’îlot Struge, en compagnie de trois jeunes artistes russes, seul survivant, en 1906, de l’équipée monstrueuse en Antarctique au cours de laquelle il révolutionne la pêche à la baleine aux Malouines et fonde Community-City (« 711 habitants dont zéro femme ») et qui, six ans plus tard, malgré son exceptionnelle collection de gramophones, rumine son ennui.
Ouf ! il était temps si je voulais, après tant de digressions, retomber enfin sur mes pattes et itou, sur celles de l'ami Gédéon.