Aux marches du palais, comme disait une chanson d’autrefois qui parlait aussi d’une rivière profonde… En réalité, sur les marches du Palais de la Porte Dorée, à Paris, une vingtaine de personnes, toutes générations confondues, se sont regroupées. Elles sourient maintenant, presque à l’unisson, à l’opérateur qui immortalise la scène.
Qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Qu’est-ce qui les rassemblent en ce lieu ? Le fait est qu’elles sont ensemble et paraissent heureuses de l’être, leurs attitudes, leurs postures suffisant à en témoigner. On devine toutefois, qu’il a fallu des circonstances exceptionnelles pour les réunir ainsi ; qu’elles sont toutes bien là pour la même raison, certes, mais sans doute, à des titres divers. Mais qu’importe !
A l’arrière-plan, une majestueuse et monumentale porte en fer (près de laquelle, une petite fille semble désireuse de s’inviter à la fête) et d’étranges bas-reliefs célèbrent une époque révolue. Ce superbe bâtiment Art déco, qui sert de décor à ce moment de convivialité et de liesse partagée, fut, en effet, jadis, un pavillon parmi d’autres, tous démolis depuis. Il avait été conçu à l’origine, en 1931, à l’occasion d’une exposition coloniale à la gloire d’un empire : l’empire colonial français. Qui se doutait alors, qu’après bien des vicissitudes historiques, il deviendrait aujourd’hui, et c’est tant mieux, Musée de l’Histoire de l’Immigration ?
Nous y voilà et le rapprochement dans tous les sens du terme, ne saurait être fortuit. Aussi vrai que les petits ruisseaux, font les grandes rivières, au point de converger parfois vers de plus grands fleuves qui se jettent à leur tour dans la mer, ils et elles sont venus, un beau matin, de la Vallée de la Gère à Vienne, depuis le lointain département de l’Isère.
Une vallée industrieuse traversée par ce petit cours d’eau, long d’à peine 35 kilomètres, qui a donné son nom à un quartier populaire qui aura servi de tous temps, qui sert encore, de point d’entrée aux nouveaux arrivants, venus de différents horizons, par vagues successives. Certains s’y sont fixés durablement, d’autres n’ont fait qu’y passer ; certains ont beau en être partis, ils y ont conservé, pour la plupart, de solides et indéfectibles attaches.
La plus mémorable de ces vagues, résulte de l’hécatombe de la Grande Guerre : 763 viennois, en âge de procréer, morts pour la France entre 1914 et 1918 ! Une fresque leur rend hommage en gare de Vienne. Une saignée à blanc qui a bien failli rendre tout un pays exsangue. Un pays sommé de compenser cette irréparable perte, en favorisant l’immigration de millions de travailleurs venus d’ailleurs. Ils auront évité à la France, ce grand corps malade, l’atonie. Mais qui s’en souvient encore ? La mémoire volatile, me suis-je laissé dire, s’en serait conservée, dans les registres bien tenus, des établissements scolaires de la vallée.
Les protagonistes de la photo ont donc un beau matin, converger vers cet édifice. Ils y sont littéralement allés, en se rapprochant (et c’est encore la meilleure définition qu’on puisse donner de ce noble mot), la démarche commune qui les animait, se révélant au bout du bout, aussi importante que l’objectif à atteindre.
Ils n’y sont pas allés pour autant par l’opération du Saint-Esprit : une opportunité s’est présentée à eux et ils ont su la saisir. Il est vrai qu’une fois de plus, des professionnels se sont mobilisés, ont battu le rappel de ces habitants éparpillés, dispersés dans la vallée, avec chacun leur histoire singulière, leur parcours de vie, pour permettre, faciliter, favoriser cette convergence.
Des professionnels (directeur, animateur de centres sociaux, éducateur, responsable associatif, représentant de collectivités, professeur d’histoire) qui ont à cœur de redonner constamment du sens à ce qu’ils accomplissent, dans l’ombre, au quotidien. Ce sont en effet, eux qui accompagnent, au jour le jour, les habitants, les associations, les bénévoles, relaient les initiatives des uns et des autres et recherchent les moyens de les faire aboutir. Des professionnels qui incarnent modestement cette nécessaire fraternité qui s’exprime par le geste, par la parole, par des actes qui ne sont pas seulement des élans de générosité, spontanés et sans lendemain (quand bien même il en faut), mais des actes posés, mesurés, réfléchis et concertés. Mais revenons à nos moutons (pas des moutons de Panurge, à l’instinct grégaire, mais des femmes et des hommes debout et solidaires tout simplement), revenons une dernière fois, à ce cliché saisi sur le vif.
Et si le dénominateur commun de tout ce beau petit monde, c’était cette langue qu’il s’agit aussi d’habiter, celle du pays d’accueil. Une langue dont l’apprentissage se révèle souvent ardu, pour ceux qui ne la maîtrisent pas encore et vivent aussi un exil intérieur. Une langue qui ne charrie pas uniquement dans son cours, aussi tumultueux que l’est, parfois, celui de la Gère, ces drôles d’accents (ces voix de la vallée qu’on y entend, à la volée, dans les rues, au Centre Social) mais aussi (s’en doutent-ils ?) des mots empruntés à d’autres langues et qui n’ont cessé, au fil du temps, de l’enrichir, de la fertiliser, composant à la longue, cette mosaïque qui est notre bien à tous, notre héritage et qu’il nous appartient de faire prospérer et de défendre.
Comment s’étonner alors que cette fraternité soit si palpable sur la photo ?
Quand on sait qu’elle venait juste de s’exprimer, quelques minutes plus tôt, lors de la visite de l’exposition permanente. Au moment où Anita, la doyenne du groupe, émue jusqu’aux larmes à la vue d’une photo représentant ces réfugiés espagnols, quelques-uns, parmi les 400 000 qui durent se résoudre, en 1939, à franchir la frontière française, en laissant tout derrière eux. Une remémoration à ce point douloureuse et poignante que tous ceux qui l’entourent et qui en sont les témoins médusés, joignant le geste à la parole, éprouvent spontanément le besoin de la réconforter.
Comment s’étonner alors que cette action soit demeurée dans toutes les mémoires de celles et ceux qui l’ont vécue et partagée, y ont contribué ?
N’est-elle pas emblématique de ce que peuvent réaliser au quotidien des femmes et des hommes de bonne volonté, que la pression managériale, le poids des institutions, le carcan et les tracasseries administratives qui pèsent parfois sur eux comme un couvercle, compliquant singulièrement leurs tâches, n’égarent pas et qui savent garder, en toutes circonstances et contre vents et marées…le bon cap !
Alain CHASSAGNEUX