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Note de lecture de Jean-Charles DEPAULE 

dans la revue Europe septembre-octobre 2020 n°1097-1098

 

Pierre LARTIGUE : Des poèmes comme des îles. Préface de Claude Adelen 

(Sous le Sceau du Tabellion, 15 €).

 

                  Nombreux sont ceux à qui Pierre Lartigue (1936-2008) a transmis le goût de la danse, voire sa fascination, sa passion  ce sont ses mots  et à qui, c’est mon cas, il fit découvrir Merce Cunningham, ou Roaratorio, de John Cage. il enseigna l’art de la sextine, invention du XIIème siècle, si vivante, contemporaine, ou qu’il initia aux Grands Rhétoriqueurs, à Gongora… Mais à tant lui devoir, aurions-nous négligé le poète (qui publia trop peu de poésie) ? Ce livre lui rend justice avec un choix de poèmes, inédits ou non, répartis en 9 + 1 ensemble, dont chacun, précédé de la mention de coordonnées, latitude et longitude (j’ai identifié celle de la mer d’Iroise), correspond à une tonalité, à un aspect formel.

                  Un soir Aragon…Claude Adelen, dans sa préface, évoque d’abord la soirée du 14 décembre 1965 au Théâtre Récamier, à Paris, au cours de laquelle Aragon présenta six auteurs qui lui semblaient « appartenir à l’avenir de la poésie ». Pierre Lartigue, dont Michel Bouquet lut « Hôtel des ventes », long texte mêlant vers et prose reproduit dans ce recueil, était l’un des six. De cet événement qui mit fin à son isolement il sera trente ans plus tard le chroniqueur (Un soir Aragon, Les Belles Lettres, 1995).

                  Il notera dans L’Art de la pointe(Gallimard, 1992) : « Embarrassée par un discours poétique autoritaire et utopique, la génération à laquelle j’appartiens est une génération tardive ».

Confrontée à des maîtres « à la voix vibrante », qui avaient « le ton de l’oraison », elle se posait des questions majeures comme celle du lyrisme. Celui de Pierre Lartigue est subtil, écrit Claude Adelen, en rappelant son rôle dans la venue d’un lyrisme moderne. Face à la tentation de l’épanchement ou à celle, inverse, d’un hiératisme minimaliste, il n’allait pas de soi.

                  Et la question de la forme. Un penchant déclaré pour le vers impair, onze, treize syllabes, qui se nourrit, avec l’aide de Desnos, d’une réflexion sur le « piétinement » de l’alexandrin. L’exercice du sonnet et la sextine, « hélice d’écrire », son « obsédante et subtile machinerie », soit « six strophes de six vers terminés par six mots rimes distribués selon une permutation telle qu’une septième strophe redonnerait l’ordre de la première ». Dans celle qui a été retenue pour ce recueil, « Forêt », tournent les mots rimes bois, feuille, carte, trouve, sable, rouge. Cueillette de « petits bolets bruns comme des bouchons », de « coulemelles dressées parmi les feuilles » et cuisine : « poivrer saler ajouter très peu d’ail ». John Cage, dont Lartigue traduisit le Livre des champignonsy fait une apparition, expert sévère. On trouvera également une quatorzine, selon le même principe mais en quatorze strophes de quatorze vers, dédiée à France, petite boulangère de la Place Clichy, « la petite boulangère qui chante ».

                  Ce n’est pas un « goût d’antiquaire » qui l’entraîne vers une forme ancienne, mais « simplement une façon de rompre avec le flux univoque du discours ». Elle apporte « une sorte d’aise ». Pierre Lartigue ajoute : « je ne me prépare pas à accomplir un tour d’adresse. Au contraire, j’écris comme on s’égare. Comme on se perd au cœur d’une forêt ». Où, selon la leçon du cueilleur de champignons, « qui ne cherche pas souvent trouve ».

                  Il y a aussi la façon de s’approprier toute la plage formée par les deux pages d’un livre ouvert (celle du Coup de dés ?) comme on voit dans le poème « Peau de tigre » (« la vieille danse est morte Ma Jolie ») composé pour la danseuse Carolyn Carlson. Et d’autres dispositions, qui jouent avec la justification du texte, avec les strophes et les colonnes.

                  « Comme on s’égare ». Et comme on s’envole : « l’exemple de Matisse », l’écriture danse de la main. « Et moi, dans la phrase à écrire, ne suis-je pas en train de tenter de réussir sur un autre plan ce qu’enfant je voulais accomplir par le bond, prendre mon vol. Voler en somme. Il faut que je fasse admettre ma folie », notait-il en 1991 dans un carnet inédit (publié dans le dossier qui lui a été consacré par Europe, n° 1063-1064). Plus qu’une tension, des moments en équilibreen résultent, tantôt marquant tantôt franchissant, bousculant les limites, s’amusant avec elles et mariant ce que communément on oppose : formes anciennes et modernité, prose et vers, rime et non rime. Sachant qu’ «on ne peut / séparer du songe la marche paisible de la pensée ». Ni le savant du populaire, de la comptine, en particulier, dont Pierre Lartigue établit une anthologie et dont les poèmes illustrent le lien avec l’écriture poétique moderne ; elle y affleure souvent, par exemple : « Et nous voyons du RER / Le piéton qui passe le pont /Serrant contre lui son imper / Est-ce Guillaume Apollinaire ? », ou, dans « Chant du marché Saint-Marcel » : « Dents sèches Dents de lait / Tu couds dans les œufs / Tu couds dans les yeux / Tu couds des vœux des noms des nœuds ».

                  Comme des îles, ces poèmes choisis dessinent un bel archipel singulier.

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